Tesseire – En panne de sirop

Frédérique Japhet
12/13/2025
Teissere un de mes plus tendre souvenirs
Parce que les sirops remplissaient les placards de la cuisine de mamie.
Parce que je traversais le pré qui me séparait de ma gourmandise en courant.
Parce que j’adorais plonger la tête dans ces grands verres frais, parfumés au citron, à la menthe, à la fraise — et à tant d’autres saveurs oubliées.
Parce que je suis enracinée à mon histoire, comme cette entreprise l’est à son terroir grenoblois, née ici avant de mûrir à Crolles.
Parce que nous avons grandi ensemble, portées par des valeurs humaines, simples et solides.
Alors oui, devant un tel gâchis, je suis triste.


Teisseire, née au début du XVIIIᵉ siècle à Grenoble, suit un long chemin qui mène d’une petite fabrique de liqueurs au cœur de la ville à un site industriel majeur à Crolles, aujourd’hui promis à la fermeture avec transfert de la production au Havre et un plan social touchant plus de 200 salariés.
Des origines grenobloises aux sirops
L’entreprise naît vers 1720 à Grenoble, sous la forme d’une petite activité de liquoriste‑vinaigrier travaillant les fruits et les plantes locales. Elle se fait d’abord connaître par une liqueur de cerise (ratafia) qui assure sa réputation et sa prospérité, bien avant que le sirop de fruits ne devienne le cœur de l’activité. Au fil des générations, Teisseire reste une affaire familiale grenobloise, intégrée au tissu économique local et à la bourgeoisie négociante de la région.
Au XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle, la maison consolide sa position de fabricant de liqueurs tout en amorçant une diversification vers des préparations sans alcool, dans un contexte où la consommation de sirops se développe avec les nouveaux modes de vie urbains. La marque commence à dépasser le strict cadre grenoblois pour s’imposer sur un marché plus large, tout en conservant ses racines iséroises.


Une usine au cœur de Grenoble puis la bascule vers Crolles
Pendant une grande partie du XXᵉ siècle, l’usine Teisseire reste située en plein centre de Grenoble, au point que les habitants évoquent encore les odeurs caractéristiques qui se dégageaient du site de production. Ce site urbain incarne à la fois la proximité entre l’usine et la ville et un type d’industrialisation où la production se mêle au tissu quotidien des quartiers.]
En 1971, dans un mouvement typique de l’époque, Teisseire quitte le centre‑ville pour s’installer à Crolles, à une vingtaine de kilomètres de Grenoble, sur un site industriel moderne situé avenue Ambroise‑Croizat. Cette relocalisation périphérique permet d’augmenter les capacités de production et d’adapter l’outil industriel aux contraintes contemporaines (volumes, logistique, normes), tout en maintenant la marque dans le bassin grenoblois. Au fil des décennies, l’usine de Crolles devient un repère majeur de l’économie locale et un élément central de l’identité industrielle de la commune.
Intégration dans des groupes et mutations du marché
Progressivement, Teisseire passe sous le contrôle de groupes plus importants, dans un mouvement de concentration typique de l’agroalimentaire européen. La marque est notamment intégrée à la fin du XXᵉ siècle au sein d’alliances et de groupes spécialisés dans les boissons et les produits de grande consommation, ce qui renforce sa diffusion nationale tout en l’insérant dans une logique de pilotage à distance.
Dans les années 2010‑2020, Teisseire se retrouve au sein d’un ensemble contrôlé par le groupe Carlsberg, avec des liens industriels forts avec Slaur‑Sardet, embouteilleur et conditionneur basé au Havre. Le marché du sirop évolue alors sous l’effet des changements de consommation (moins de sucre, diversification des boissons, concurrence des softs et des marques de distributeurs) et de la hausse des coûts de production. Ces transformations pèsent sur les marges et sur la rentabilité du site de Crolles, dont les performances financières se dégradent selon la direction.
La décision de fermer Crolles et les transferts de production
Le 16 octobre 2025, la direction annonce en comité social et économique la fermeture programmée de l’usine de Crolles à l’horizon d’avril 2026, dans le cadre d’une réorganisation profonde des activités. Le projet prévoit l’arrêt complet de la production sur ce site historique, avec le transfert de la fabrication des sirops vers le Havre, sur le site de Slaur‑Sardet, et la mise en place de partenariats industriels pour maintenir les volumes de production en France.
Ce plan se traduit par 205 postes concernés à Crolles, 38 créations annoncées dans d’autres fonctions ou sites, soit 167 suppressions nettes d’emplois. La direction invoque une situation économique « extrêmement difficile », un marché « en mutation » et une forte hausse des coûts, ainsi qu’une chute brutale du résultat d’exploitation sur une période récente.Les organisations syndicales contestent cette justification et parlent d’un choix stratégique, en soulignant qu’une entreprise historiquement rentable ne devient pas durablement déficitaire sans décisions de gestion lourdes.

Un choc social et symbolique dans le Grésivaudan
L’annonce de la fermeture provoque une forte mobilisation des salariés, qui entrent en grève dès l’automne 2025 pour défendre leurs emplois et leur outil de travail. Les syndicats dénoncent une « catastrophe » sociale pour les 205 familles concernées et rappellent que nombre de salariés ont effectué toute leur carrière à Teisseire, dans un contexte de fragilisation générale de l’industrie française.
Les élus locaux parlent d’un « séisme affectif » pour Crolles, rappelant que l’usine, implantée depuis 1971, est au cœur de l’identité économique et sociale de la commune et du bassin du Grésivaudan. Des responsables politiques régionaux et nationaux demandent l’implication de l’État et de la Région pour tenter de préserver l’emploi, interroger la stratégie du groupe et explorer des pistes de reprise industrielle du site. Des mobilisations locales rassemblent salariés, habitants et autres industriels du territoire, dans une dénonciation plus large de la désindustrialisation.
De la maison grenobloise au symbole de désindustrialisation
En un peu plus de trois siècles, Teisseire est ainsi passée d’une petite maison de liqueurs grenobloise, installée au cœur de la ville, à une grande marque de sirops intégrée à un groupe international, dont l’outil industriel isérois est aujourd’hui menacé de disparition. La fermeture programmée de Crolles concentre le contraste entre une marque devenue familière dans tout le pays, et un ancrage industriel local fragilisé, au prix de pertes d’emplois, de savoir‑faire et de repères pour tout un territoire.

Frédérique Japhet
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